CHAPITRE DEUX
J’ai connu des Londoniens qui pouvaient encore se rappeler avec émotion les excursions estivales qu’ils faisaient, dans leur enfance, pour admirer les beautés pastorales de Greenwich. Cependant, longtemps avant l’époque dont je parle ici, les arbres de l’Île aux Chiens avaient cédé la place à de laides usines qui vomissaient de la fumée noire dans un nuage de saletés qui, tel un drap mortuaire, recouvrait Londres en permanence. Le fleuve, bordé de masures et d’entrepôts, coulait avec une maussade lenteur, souillé par d’innommables déchets. Debout sur le pont de notre steamer qui se dirigeait vers le Royal Albert Dock, j’observai qu’il pleuvait. Il pleuvait toujours, semblait-il, le jour de notre retour en Angleterre.
Tout en évoquant avec une douce nostalgie le brûlant ciel bleu d’Égypte, je ne pus me défendre d’être stimulée par la proximité de cette ville, la plus grande de toutes : centre de l’Empire, vivier de prouesses intellectuelles et artistiques, terre de liberté, foyer de l’indomptable courage britannique.
J’en fis la remarque à Emerson :
— Mon cher Emerson, il y a quelque chose de stimulant à retrouver le centre de l’Empire, le vivier de prouesses intellectuelles et…
— Ne dites pas de créti… euh… sornettes, Amelia, gronda-t-il en appliquant son mouchoir sur ma joue pour y essuyer une traînée fuligineuse. L’air lui-même est noir.
Ramsès, qui était coincé entre nous – je le tenais par un bras, Emerson par l’autre –, se crut oblige d’ajouter son grain de sel :
— Les études anatomiques pratiquées sur des cadavres de Londoniens établissent que l’inhalation prolongée de cette atmosphère noircit les poumons. Cela dit, je crois que maman ne parlait pas tant de l’environnement physique que du paysage intellectuel…
— Tais-toi, Ramsès, dis-je machinalement.
— Je sais parfaitement ce que voulait dire ta mère, dit Emerson en fronçant les sourcils. Qu’est-ce que vous mijotez, Amelia ? Je serai probablement contraint de passer plus de temps que je ne le souhaiterais dans cette ville crasseuse si je dois terminer mon livre…
— Vous serez indubitablement contraint de passer beaucoup de temps à Londres si vous devez le terminer avant que nous retournions en Égypte, l’automne prochain. Étant donné qu’Oxford University Press a annoncé sa publication imminente voici déjà un an…
— Ne m’asticotez pas, Amelia !
Je décochai un regard réprobateur à Emerson et un regard entendu en direction de Ramsès, qui écoutait avec un vif intérêt. Emerson afficha un sourire sucré.
— Ha, ha ! Ta maman et moi badinons, Ramsès. Elle ne m’asticote jamais ; et si elle le faisait, je n’aurais pas la grossièreté d’en faire état.
— Ha, ha, fit Ramsès.
— Comme je le disais, reprit Emerson (en détournant la tête pour cacher à Ramsès le noir regard qu’il me lançait), je ne puis m’empêcher de me demander, Amelia, si votre engouement subit pour cette pestilentielle fourmilière humaine n’est pas dû à…
— Seigneur ! dis-je. Nous commençons à être noirs de suie. Ramsès, ton nez… Ah ! voilà qui est mieux. Où est Bastet ?
— Dans la cabine, bien entendu, dit Emerson. Elle est trop avisée pour s’exposer à cette atmosphère pernicieuse.
— Dans ce cas, allons achever nos préparatifs pour le débarquement. Ramsès, as-tu le collier de Bastet ? Veille bien à attacher la laisse à ton poignet et ne la laisse pas…
Se libérant de mon étreinte avec l’agilité d’une anguille, Ramsès s’était déjà sauvé.
Le ciel était tout aussi sombre lorsque nous remontâmes sur le pont. À mes yeux, cependant, il était éclairci par la vue de ceux qui nous attendaient sur le quai : Walter, le cher frère d’Emerson ; son épouse Evelyn, ma sœur dans l’affection ; Rose, notre fidèle femme de chambre, et John, notre dévoué valet de pied. Sitôt qu’ils nous virent, ils agitèrent la main en souriant pour nous souhaiter la bienvenue. Je fus particulièrement touchée qu’Evelyn, qui abhorrait Londres, eût bravé le temps inclément. Sa délicate beauté blonde semblait tout à fait déplacée sur le quai noir de crasse.
Comme c’est bien souvent le cas, les pensées d’Emerson étaient au diapason des miennes, quoiqu’il ne les exprimât point avec autant de délicatesse que je l’eusse fait. Scrutant attentivement sa belle-sœur, il marmonna :
— Elle n’est pas de nouveau enceinte, quand même ? C’est contre nature, Peabody. Je ne puis concevoir qu’une femme…
— Chut, Emerson ! soufflai-je en lui donnant une petite tape avec mon ombrelle.
Emerson considéra Ramsès d’un œil circonspect. Il ne s’était jamais complètement remis d’une conversation qu’il avait eue avec son fils, l’hiver précédent, au cours de laquelle il s’était vu contraint d’aborder certaines questions qui, d’ordinaire, n’intéressent pas un gentleman anglais avant l’âge de vingt-cinq ou trente ans.
Ramsès ployait sous le faix de Bastet, qui était lovée sur ses maigres épaules. Toutefois, chacun sait que Ramsès est capable de parler – interminablement – dans n’importe quelles conditions, même les plus défavorables.
— J’ai hâte de questionner tante Evelyn sur le sujet, observa-t-il. Les renseignements que vous m’avez fournis, papa, sont impuissants à expliquer pourquoi un individu sensé – en l’occurrence, une femme – irait se mettre dans une situation qui est, au mieux, anormale, et au pire…
— Tais-toi, Ramsès ! cria Emerson, le visage cramoisi. Je t’ai dit de ne jamais discuter…
— Je te défends d’aborder ce sujet avec ta tante Evelyn ! m’exclamai-je simultanément.
Ramsès se tint coi. Son silence laissait supposer qu’il cherchait des moyens de contourner mon interdiction. Je ne doutais pas un instant qu’il y parvînt.
Grâce à l’imposante présence d’Emerson et à sa voix de bronze, nous fûmes parmi les premiers à débarquer, et je m’élançai vers Evelyn en ouvrant les bras. Concevez ma surprise quand, au moment de l’étreindre, je fus happée par un individu de haute taille, corpulent, portant une redingote noire et un haut-de-forme, qui me serra contre son ventre rebondi et déposa sur mon front un baiser à favoris. Me dégageant promptement, je m’apprêtais à châtier le butor d’un coup sec de mon inséparable ombrelle lorsqu’il s’écria :
— Ma chère sœur !
De fait, j’étais sa sœur. Plus exactement, cet homme était mon frère – mon frère James, que je n’avais pas revu depuis plusieurs années (pour la bonne raison que je m’étais donné un mal considérable pour l’éviter).
Rien d’étonnant à ce que je ne l’eusse pas reconnu sur-le-champ. Naguère, il avait eu de l’embonpoint. À présent, les seuls mots susceptibles de rendre justice à son tour de taille étaient des adjectifs tels que « ventripotent », « obèse » ou « éléphantesque ». Des favoris informes encadraient un visage rubicond, rond comme la pleine lune. Au lieu de battre en retraite dans un cou normal, ses mentons avançaient, bourrelet après bourrelet, jusqu’à rejoindre une bedaine sphérique que n’atténuait pas la moindre trace de taille. Lorsqu’il souriait, comme maintenant, ses joues gonflaient, réduisant ses yeux à de simples fentes.
— Que diable fais-tu ici, James ? demandai-je sans ambages.
De ma chère Evelyn, qui se tenait en retrait, émana un toussotement de remontrance. Je lui adressai un signe contrit, mais ne me sentis nullement tenue de m’excuser auprès de James pour mon langage aussi direct que compréhensible.
— Mais je suis venu t’accueillir, bien sûr ! répondit-il avec jovialité. Il est grand temps, ma très chère sœur, que l’attachement familial ravaude les accrocs de la mésentente.
Emerson avait saisi la main de son frère et la secouait avec la cordiale énergie qui, pour un Anglais, est la manière de manifester en public son affection. Plaçant un bras fraternel autour des délicates épaules d’Evelyn, il déclara :
— Serait-ce James ? Bonté divine, Peabody, qu’il a donc engraissé ! Vive le rosbif de la vieille Angleterre, hein ? Et le porto, et le madère, et le bordeaux ! Qu’attend-il pour s’en aller ?
— Il affirme être venu nous accueillir, expliquai-je.
— Absurde, Peabody ! Il a un service à vous demander. Il ne vient jamais nous voir sans arrière-pensée. Voyez ce qu’il veut, dites-lui « non » et mettons-nous en route.
Le sourire forcé de James trembla sur ses lèvres, mais il parvint à s’y cramponner.
— Ah, ah ! mon cher Radcliffe, votre sens de l’humour… Tudieu, vous êtes vraiment…
Il tendit la main. Emerson la considéra un moment, la lippe dédaigneuse, avant de l’empoigner dans une étreinte qui arracha à mon frère un glapissement de douleur.
— Molle comme une chiffe, dit-il en rejetant le membre avec brusquerie. Venez, Peabody.
Toutefois, nous ne devions pas nous débarrasser de James aussi aisément. Il demeura sur place, souriant et branlant du chef, cependant que notre quatuor échangeait ces petites nouvelles délicieusement frivoles qui marquent les retrouvailles d’amis au terme d’une longue absence.
Rose continuait de serrer Ramsès (et la chatte) contre sa poitrine. Elle vouait au petit un attachement tout à fait inexplicable et était l’une des rares à prendre sa défense en toutes occasions. Quoique sa fonction officielle fût celle de femme de chambre, elle était le pilier de notre maisonnée et accomplissait joyeusement toutes les tâches qui lui étaient confiées. Elle était venue à Londres dans le but formel de surveiller Ramsès durant les quelques jours que nous devions passer en ville. Non qu’elle fut capable de le maîtriser ; de toute manière – comme le disait Emerson – personne n’était capable de maîtriser Ramsès.
John, qui nous avait accompagnés en Égypte un hiver, débordait de questions sur ses amis Abdullah, Selim et tous les autres. L’expression de surprise et de mépris qu’arborait James en nous voyant converser amicalement avec un simple valet était fort réjouissante ; mais au bout d’un moment, un léger toussotement d’Evelyn me rappela le temps humide, et nous prîmes affectueusement congé de John, qui repartait immédiatement pour le Kent avec nos bagages.
Nous étions trop nombreux pour la voiture, aussi Walter suggéra-t-il que les dames s’y installassent, tandis que son frère et lui suivraient dans un cab. Je ne l’entendis pas mentionner mon frère, ce qui n’empêcha point James de se joindre à eux. Emerson étant déjà monté dans le cab, il me fut épargné de voir sa réaction.
Ramsès et Rose nous accompagnèrent dans la voiture à cheval. Mon fils se lança aussitôt dans l’un de ses interminables monologues, que Rose écouta avec un sourire béat. Je me tournai vers Evelyn, qui était assise à côté de moi.
— Combien de temps pensez-vous rester à Londres, mon amie ?
— Seulement le temps de vous accueillir, très chère Amelia, et de vous persuader de passer l’été avec moi dans le Yorkshire, à Chalfont Castle. Vous m’avez tant manqué, vous et ce cher petit Ramsès ! Ses cousins le réclament à cor et à cri…
— Hum ! fis-je, sceptique.
Ramsès interrompit sa tirade pour me regarder longuement dans les yeux. Sans lui laisser le loisir de placer un commentaire, je poursuivis :
— Je ne connais pas encore les projets d’Emerson, Evelyn, mais il devra sans doute passer une grande partie du temps à Londres. Je m’efforce de l’aider à terminer le premier volume de son Histoire de l’Égypte Ancienne ; son éditeur, Oxford University Press, se fait très insistant, ce qui n’est guère surprenant dans la mesure où il avait promis de rendre son manuscrit voici un an. De surcroît, nous avons notre rapport de fouilles à préparer pour l’imprimeur…
— C’est ce que m’a dit Walter, en effet. J’ai donc concocté un plan qui, je l’espère, vous donnera satisfaction. Nous avons l’intention de laisser ouvert notre hôtel particulier, pour permettre à Radcliffe d’y séjourner. Mais je nourrissais l’espoir que vous…
— Oh ! Emerson ne saurait s’en sortir sans mon aide. Dieu sait si je préférerais me prélasser dans la quiétude de la campagne et combien j’apprécie votre compagnie, ma chère, mais je ne puis abandonner mon pauvre Emerson dans un pareil moment. Sans mon assistance et mes petits rappels à l’ordre, jamais il ne viendra à bout de ce livre.
Un sourire retroussa les commissures des lèvres délicates d’Evelyn.
— Certainement, dit-elle. Je comprends.
— Tante Evelyn… – Ramsès se pencha en avant. – Tante Evelyn, veuillez me pardonner d’interrompre votre conversation avec maman, mais j’aurais grand besoin d’une certaine information…
— Ramsès, coupai-je d’un ton ferme, je t’ai interdit d’aborder ce sujet.
— Mais, maman…
— Tu m’as entendu, Ramsès.
— Oui, maman. Toutefois…
— Sous aucun prétexte, Ramsès.
— Voyons, Amelia, laissez parler ce cher petit, dit Evelyn avec un sourire. Je n’imagine pas qu’il puisse dire quelque chose qui soit de nature à m’affliger.
Avant que j’eusse pu réfuter cette remarque d’une désolante naïveté, Ramsès poussa son avantage. D’une seule traite, il lança :
— Oncle James séjourne à Chalfont House !
— Ramsès, je t’ai répété cent fois… Que dis-tu ?
— À en croire Rose, il est venu ici avec son valet et ses bagages, et il a l’intention de rester. J’ai pensé que vous aimeriez être au courant, maman, ayant observé l’indéniable manque de cordialité avec lequel papa et vous-même avez accueilli…
— Sans admettre la nécessité d’une explication prolongée des raisons qui t’ont incité à introduire le sujet, Ramsès, je te sais gré de cette information et de l’occasion qui m’est donnée d’en discuter en l’absence de ton père. Il ne sera pas du tout satisfait, j’en ai peur.
— Vous ne devez pas me blâmer, Amelia, murmura Evelyn en se tordant les mains avec agitation.
— Ma chère petite ! Comment pourrais-je vous blâmer pour votre faiblesse, quand celle-ci revêt les atours engageants de la pure bonté d’âme ? Connaissant James, je suis sûre qu’il s’est tout bonnement installé, avec armes et bagages, excipant d’un lien de parenté pourtant aussi distant que l’affection qu’il prétend me vouer.
En face de moi, Rose opina du bonnet comme une marionnette, lèvres pincées et joues empourprées. Je lui adressai un hochement de tête bienveillant.
— La question est de savoir ce que manigance James. Car, ainsi qu’Emerson l’a sagement fait remarquer, il a certainement une idée derrière la tête.
— Vous êtes bien cynique, Amelia, dit Evelyn d’un ton de reproche. Mr. Peabody m’a parlé à cœur ouvert ; déplorant le triste éloignement qui existe entre sa famille et la vôtre, il brûle de restaurer des relations affectueuses…
— Restaurer, allons donc ! Il n’y a jamais eu de relations affectueuses entre James et moi, encore moins entre James et Emerson. De toute manière, vous êtes trop confiante pour reconnaître un hypocrite quand vous en voyez un, et trop bien élevée pour le traiter comme il le mérite. Qu’à cela ne tienne : je me débarrasserai de lui… si Emerson ne l’a déjà fait.
En fin de compte, il s’avéra qu’Emerson n’était pas au courant de la présence de James dans la maison, sans doute parce qu’il avait monopolisé la parole sans laisser à ses compagnons de voyage le loisir de caser un mot. À vrai dire, je fus quelque peu soulagée de voir James descendre indemne du cab (avec des soupirs et des halètements que je renonce à décrire), car mon époux eût été parfaitement capable, dans son ire, de le jeter dehors de vive force. Sautant à terre avec souplesse, Emerson saisit la main de mon frère, la broya férocement, la laissa retomber et tourna les talons. Prenant Evelyn par un bras et moi par l’autre, il franchit le portail et nous escorta rapidement le long de l’allée menant à la maison.
Avant d’être brutalement poussée dans le hall par Emerson, je vis quelque chose qui me fit oublier provisoirement les intrigues de mon frère. La pluie tombait maintenant plus drue, et il n’y avait pas grand monde dehors. Seule une tête n’était pas protégée par un couvre-chef ; elle appartenait à un individu posté près de la grille du parc, de l’autre côté de la rue, et elle était surmontée d’une flamboyante tignasse de cheveux roux.
Croisant mon regard, l’individu en question se haussa sur la pointe des pieds et se livra à une série d’extravagantes gesticulations : il leva une main, pouce replié sous la paume, puis porta à ses lèvres une invisible coupe, comme s’il buvait, puis il pointa l’index dans une direction, puis dans une autre. Ces gestes furent exécutés avec une remarquable énergie, après quoi il plaqua sur son crâne une minable casquette et s’éclipsa rapidement.
Avec un tact que je ne lui soupçonnais pas, James s’abstint de déjeuner avec nous. Le repas terminé, Emerson et Walter se retirèrent dans la bibliothèque pour savourer une conversation de nature égyptologique en attendant l’heure du thé. Je persuadai Evelyn de s’étendre un moment (l’hypothèse avancée par Emerson quant à sa « position intéressante » ayant été confirmée par l’intéressée elle-même), puis, ayant laissé Ramsès entretenir Rose de divers sujets qui ne la passionnaient pas outre mesure, je pus enfin concentrer mes pensées sur le singulier comportement de Mr. Kevin O’Connell.
Pourquoi n’avait-il pas déposé une missive au lieu de nous suivre depuis le quai et de gesticuler comme un mime frappé de la danse de Saint-Guy ? Je n’aurais su le dire. Peut-être – spéculai-je – redoutait-il qu’Emerson n’interceptât ladite missive ou n’en conçût quelque soupçon. Certes, je n’étais pas plus désireuse que Mr. O’Connell de mettre Emerson dans la confidence ; en revanche, j’étais très désireuse d’avoir un tête-à-tête avec le journaliste. J’avais un certain nombre de choses à lui dire.
Puisqu’il m’avait donné sémaphoriquement rendez-vous à quatre heures, j’avais un peu de temps devant moi, que je consacrai à éplucher les journaux de la semaine écoulée. À ma requête, l’un des valets alla les chercher et me les apporta dans ma chambre.
Le temps que j’achève ma lecture, l’indulgence amusée que m’inspirait Mr. O’Connell s’était complètement évaporée. Son annonce, impudente et infondée, selon laquelle nous aurions consenti à enquêter sur une affaire criminelle fictive avait déjà de quoi irriter. Les commentaires plus récents qu’il formulait sur notre compte étaient positivement rageants.
Dans la mesure où le prétendu mystère n’était qu’un chapelet de coïncidences dénuées de toute signification, ledit mystère serait mort de sa belle mort si O’Connell et ses complices de la presse ne l’avaient maintenu artificiellement en vie au moyen de divers stratagèmes douteux. Les égarements de certains membres du public, à commencer par le prêtre sem déjà mentionné dans un précédent article, servaient particulièrement leurs desseins. Cet individu était devenu un visiteur régulier de l’exposition où, affublé d’une ample robe blanche et d’une peau de léopard mitée, il se prosternait et accomplissait de mystérieux rites destinés – présumait-on – à se concilier la momie.
Emerson et moi étions les principales victimes de Mr. O’Connell. Il y avait plusieurs articles consacrés à nos activités passées, sans oublier une caricature qui ne manquerait pas de donner à Emerson des envies de meurtre quand il la verrait. L’artiste dépeignait un incident qui était survenu l’été précédent, sur le perron du British Museum. Emerson n’avait fait que brandir son poing sous le nez de Mr. Budge, il ne l’avait nullement frappé ; cependant, le dessin aurait pu servir d’illustration à un roman-feuilleton, avec une légende du style : « Prends ça, ignoble fripouille ! » Les yeux exorbités et l’expression épouvantée de Budge étaient remarquablement rendus. (La querelle, simple tempête dans une théière, avait éclaté après que Budge eut commis l’effronterie d’écrire au Times pour contester les critiques, pourtant justifiées, d’Emerson à propos d’une exposition de poteries égyptiennes. Dans le corps de sa lettre, il avait usé à l’encontre de mon époux d’un langage indigne d’un gentleman.)
Mr. O’Connell, dans sa quête de sensationnel, n’avait même pas reculé devant l’exploitation d’un enfant innocent. Les paragraphes consacrés à Ramsès relevaient du pire mauvais goût. Point n’était besoin de mentionner le fait que certains Égyptiens (les plus ignares et les plus superstitieux) considéraient Ramsès comme une sorte de djinn, un démon juvénile. Je ne pardonnais pas non plus à O’Connell d’insinuer que seuls des parents négligents et indifférents pouvaient exposer un enfant si jeune et si « délicat » (le mot était de lui) au climat malsain et aux multiples périls d’une expédition archéologique. En comparaison de Londres, l’Égypte est une véritable station thermale, et j’avais certes fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour empêcher Ramsès d’explorer des pyramides abandonnées, d’être enterré vivant dans les sables ou kidnappé par des Maîtres Criminels.
C’est donc dans une disposition d’esprit presque aussi meurtrière que l’eût été celle d’Emerson que je m’apprêtai pour le rendez-vous. J’avais prévu, naturellement, d’emporter mon ombrelle. Que ce soit à Londres ou en Égypte, je ne me déplace jamais sans elle. C’est l’instrument le plus utile qui se puisse concevoir, servant non seulement de protection contre la pluie ou le soleil, mais aussi, en cas de besoin, d’arme défensive. À la dernière minute, je retournai prendre dans le secrétaire un autre accessoire fort utile. Emerson ne cesse d’ironiser sur ma ceinture ; pourtant, les instruments qui y sont fixés nous ont, plus d’une fois, épargné une mort aussi horrible que lente. Allumettes dans une boîte étanche, petite flasque d’eau pure, bloc-notes et crayon, ciseaux, couteau : ces exemples suffisent à montrer en quoi ma ceinture était une compagne indispensable, sous toutes les latitudes et dans tous les pays – y compris dans certains quartiers de Londres.
Je parvins à quitter la maison à l’insu de ses occupants – exception faite de Gargery, le majordome. Celui-ci était nouveau à ce poste, ayant été engagé après mon dernier séjour en Angleterre ; c’était un jeune homme aux cheveux blond roux, de taille moyenne, dont le visage ingénu n’avait pas encore acquis la parfaite impassibilité que requérait sa fonction. Il considéra ma ceinture et son tintinnabulant attirail comme s’il n’avait jamais vu semblable équipement (ce qui, à la réflexion, était sans doute le cas).
St. James’s Square n’est pas très éloigné de Pall Mall et de l’animation de Regent Street ; pourtant, en ce lugubre après-midi de printemps, on eût dit que c’était à un millier de kilomètres du centre ville. Le brouillard étouffait le bruit des roues de voitures et le claquement des sabots, donnant un aspect fantomatique aux arbres bourgeonnants qui encerclaient le bassin, au centre du square.
Suivant les directions que m’avait indiquées O’Connell, je tournai dans York Street, puis dans la première rue à gauche, en formant le vœu de ne pas me fourvoyer. Pourquoi diantre s’était-il montré si théâtral ? Lorsqu’il avait fait mine de boire, ce geste désignait-il un restaurant, un salon de thé ou un café ? Je n’avais d’autre choix que de marcher jusqu’à tomber sur un établissement où l’on servît des rafraîchissements, ou jusqu’à rencontrer O’Connell en personne.
Je me retrouvai bientôt dans un quartier qui n’offrait guère de ressemblance avec les abords aristocratiques de St. James’s Square. Sans doute était-ce un quartier respectable, mais les maisons étaient serrées les unes contre les autres et les passants, pauvrement vêtus, avaient l’air harassé. Il n’y avait pas beaucoup d’ombrelles en vue ; je tins la mienne bien haut, scrutant les environs à l’affût d’une silhouette et d’un visage familiers.
Ce ne fut pas son visage ni sa silhouette que je distinguai d’emblée, mais les boucles flamboyantes que rien, pas même la purée de pois londonienne, ne pouvait estomper. Il se tenait dans l’embrasure d’un établissement arborant une enseigne extraordinaire : L’Homme Vert. Me voyant approcher, il agita sa casquette et un large sourire fendit son visage constellé de taches de rousseur.
Je le rejoignis à l’abri du renfoncement. Lorgnant mon ombrelle d’un œil circonspect, il déclara :
— Vrai de vrai, madame Emerson, vous illuminez cette sombre journée. À croire que la Fontaine de Jouvence se trouve en Égypte, car vous gagnez en jeunesse et en beauté chaque fois…
Je le menaçai de mon ombrelle :
— Épargnez-moi l’accent irlandais et les compliments creux, monsieur O’Connell. Je suis sérieusement fâchée contre vous.
— Croyez bien que je parle du tréfonds de… S’il vous plaît, m’dame, voudriez-vous ouvrir cette infernale ombrelle et m’accompagner dans un cabaret où nous pourrons causer ?
— Celui-ci fera l’affaire, dis-je en indiquant la porte.
Les yeux du journaliste manquèrent jaillir de leurs orbites.
— Chère madame Emerson, ce n’est guère…
— C’est un pub, n’est-ce pas ? Très intéressant. Je n’ai jamais fréquenté ce genre d’établissement. Emerson, qui est pourtant en général le plus obligeant des hommes, a toujours refusé de m’y emmener. Venez, monsieur O’Connell, le temps m’est compté et j’ai beaucoup à vous dire.
— Alors là, je vous crois sur parole, marmonna-t-il.
Notre entrée provoqua une certaine agitation, dont j’aurais été bien en peine d’imaginer la cause ; je n’étais certes pas la seule dame présente. Il y avait même une femme derrière le bar – une jeune personne bien en chair qui eût été plutôt jolie si elle ne s’était fardé les joues d’un rouge si criard.
Je me dirigeai vers une table, Mr. O’Connell dans mon sillage, et convoquai la serveuse d’un moulinet de mon ombrelle. La pauvrette semblait un brin demeurée. Lorsque je lui demandai du thé, elle me regarda d’un air ahuri, les yeux comme des soucoupes.
— Je crains… commença O’Connell.
— Ah ! je vois. Il s’agit d’une taverne où l’on sert uniquement des boissons alcoolisées ? Dans ce cas, je prendrai un whisky-soda.
O’Connell commanda à son tour, et j’ajoutai d’un ton bienveillant :
— Cette table me paraît quelque peu poisseuse, jeune demoiselle. Veuillez l’essuyer. – Comme elle continuait de me fixer, bouche bée, je l’aiguillonnai gentiment avec mon ombrelle. – Dépêchons, dépêchons. Le temps est précieux.
Mr. O’Connell se détendit seulement après que j’eus rangé l’ombrelle sous ma chaise. Il planta ses coudes sur la table et se pencha vers moi.
— Vous êtes arrivée en retard, madame E. Avez-vous eu du mal à suivre mes instructions ?
— Nullement, bien qu’elles ne fussent pas des plus explicites. D’ailleurs, je n’aurais point pris la peine de les suivre si je n’avais été très fâchée contre vous. Si je suis ici, c’est uniquement pour exiger des excuses et un démenti à propos de ce que vous avez écrit sur nous dans votre maudite feuille.
— Mais je n’ai fait que me répandre en compliments sur vous et Mr. Emerson ! protesta O’Connell.
— Vous avez insinué que j’étais une mère indigne.
— Jamais de la vie ! J’ai écrit très précisément : « Elle est la plus affectionnée des mères… »
— « … ce qui rend d’autant plus surprenante son incapacité à empêcher le garçonnet de se lancer dans d’horrifiantes aventures ».
O’Connell soutint sans ciller mon regard courroucé. Ses yeux étaient aussi bleus, aussi limpides, aussi sereins que les lacs de la verte Erin. Au bout d’un moment, je repris :
— Remarquez, cette assertion n’est peut-être pas entièrement infondée. Mais quelle mouche vous a piqué, Kevin, de raconter que le professeur Emerson et moi-même avions consenti à résoudre le mystère de la momie malfaisante ? C’est une invention pure et simple !
— Je n’ai rien dit de tel. J’ai dit…
— Je n’ai pas le temps d’échanger des arguties avec vous, le coupai-je sèchement. J’ai quitté la maison à l’insu d’Emerson ; s’il remarque mon absence, il fera un scandale de tous les diables.
Un frisson parcourut le journaliste.
— Expression très évocatrice, madame E.
La serveuse revint en traînant les pieds, munie d’un plateau et d’un chiffon humide. Le chiffon était d’une propreté douteuse, mais l’énergie avec laquelle elle astiqua la table dénotait une louable bonne volonté ; je m’abstins donc de tout commentaire, me bornant à lui montrer les quelques taches qui avaient échappé à son attention. Kevin avait déjà levé son verre et absorbé une quantité considérable de son contenu. Il commanda une nouvelle tournée, et je fis observer de la manière la plus aimable :
— Vous portez une bien jolie robe, jeune demoiselle, mais en exposant à ce point votre poitrine, vous courez le risque d’attraper un rhume sévère. N’avez-vous pas un foulard ou un châle ?
La jeune fille secoua stupidement la tête.
— Alors prenez le mien, dis-je en ôtant de mes épaules mon beau châle en grosse laine. Tenez, serrez-le bien… voilà qui est mieux. Maintenant, sauvez-vous et apportez à ce gentleman son… comment avez-vous dit, monsieur O’Connell ? Un stout ? Curieux nom pour un breuvage.
O’Connell était affalé sur la table, la tête sur ses bras croisés, les épaules secouées de frissons. En réponse à mes questions alarmées, il m’assura qu’il allait très bien ; toutefois, son visage était presque aussi rouge que ses cheveux et ses lèvres tremblotaient.
— Alors, dis-je en buvant une gorgée de mon whisky, où en étions-nous ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit le journaliste. Converser avec vous affecte bizarrement mon cerveau, madame Emerson.
— Bien des gens éprouvent quelque difficulté à suivre mon processus mental, admis-je. Tout de même, Kevin, votre profession requiert de la vivacité d’esprit, de la souplesse, de la concentration. Surtout cette dernière qualité. Vous devez apprendre à vous concentrer.
« Donc, nous parlions de votre affirmation selon laquelle le professeur Emerson et moi-même avions consenti à enquêter sur cette affaire de malédiction.
— Je n’ai pas dit que vous y aviez consenti. J’ai dit que vous seriez consultés.
— Par qui ? Le Daily Yell ?
— Si cela pouvait être ! s’exclama Kevin, plaquant une main sur son cœur en une outrancière parodie d’extase. Mes patrons débourseraient n’importe quelle somme – enfin, n’importe quelle somme raisonnable – pour vous engager comme consultants, vous et le professeur. Oserai-je espérer…
— Gardez-vous-en bien. Non seulement ce serait une entorse à notre dignité que d’avoir nos noms associés, à titre professionnel, à un journal – surtout une répugnante feuille de chou comme le Daily Yell – mais il n’y a absolument pas matière à être consultés. Nous ne sommes pas des détectives, monsieur O’Connell. Nous sommes des savants !
— Cependant, vous avez élucidé le meurtre de Lord Baskerville…
— C’était une tout autre affaire. Nous avions été consultés en notre qualité d’archéologues, afin de poursuivre les travaux entrepris par Lord Baskerville, dont la mort mystérieuse fut suivie d’autres péripéties présentant un caractère dangereux et perturbant. Dans le cas présent, c’est totalement différent. Il s’agit d’une fiction, d’un fantasme concocté par Mr. Kevin O’Connell.
— Alors là, m’dame, vous me jugez mal. Je ne suis pas le coupable. Condescendrez-vous à me laisser vous expliquer ?
— J’allais vous en prier.
Kevin tira sur ses mèches cuivrées.
— Ce n’est pas moi qui ai sorti l’histoire. C’est… une autre personne. Le succès a été tel auprès des lecteurs que mon rédac’chef a décidé de prendre le train en marche. Vu que je suis considéré comme une sorte d’expert en matière d’Égypte ancienne et de malédictions surnaturelles… Je ne pouvais pas refuser, madame E., sans risquer de perdre mon emploi. Qu’auriez-vous fait à ma place ?
— Hmmm, fis-je pensivement. Le rival dont vous parlez serait-il M. M. Minton, du Morning Mirror ? Je me rappelle avoir vu sa signature au bas de plusieurs articles, et m’être étonnée que le Mirror s’abaisse à un tel sensationnalisme. Votre explication est touchante, monsieur O’Connell, mais il n’en demeure pas moins que vous avez exploité de manière méprisable le fait que vous me connaissiez.
— Mais vous représentez mon meilleur atout ! expliqua-t-il en toute candeur. Les liens – oserai-je dire l’amitié ? non, peut-être pas… – les liens, donc, qui m’unissent à vous et au professeur sont l’unique avantage que je possède sur les autres journalistes. C’est mon implication personnelle dans l’affaire Baskerville qui a assis ma réputation… et la vôtre, aux yeux des lecteurs. Le professeur et vous, madame E., vous faites de la bonne copie. Le public est fasciné par l’archéologie et les archéologues. Ajoutez à cela votre – comment dirai-je ? – votre panache, votre mépris des conventions, votre extraordinaire talent pour les enquêtes criminelles…
— Je préfère le terme « panache », l’interrompis-je. Je ne saurais expliquer pourquoi Emerson et moi sommes si fréquemment mêlés à des morts violentes. J’incline à attribuer cela au fait que nous possédons une certaine tournure d’esprit, le don de percevoir des circonstances suspectes qui échappent à des personnes de moindre intelligence.
— Aucun doute là-dessus, dit Kevin en acquiesçant gravement. Vous comprenez donc que je me sois trouvé contraint de mentionner vos noms.
— Comprendre n’est point pardonner, répliquai-je. Ce petit jeu doit cesser, monsieur O’Connell. Nos noms ne doivent plus jamais apparaître dans votre gazette.
— Mais j’espérais une interview ! s’écria O’Connell. L’interview rituelle concernant vos excavations archéologiques de la saison dernière.
Ses prunelles bleues sondèrent les miennes avec tant d’innocence qu’une personne ne le connaissant pas lui eût aussitôt offert sa confiance. Je me bornai à lui dédier un sourire ironique.
— Me prendriez-vous pour une sotte, Kevin ? Nous avons lu vos élucubrations sur l’affaire Fraser. Emerson n’a pas décoléré pendant des jours, au point que j’ai craint pour sa santé.
— Je tenais mes informations de Mrs. Fraser. Mes élucubrations, comme vous les appelez, étaient les propos mêmes de la jeune lady et de son mari, que j’ai rapportés mot pour mot.
Il m’était difficile de lui en vouloir, car j’étais secrètement d’accord avec lui. Enid Fraser, née Debenham, n’avait dit que la stricte vérité, et le mot « élucubrations » était d’Emerson, non de moi.
M’observant d’un air perspicace, O’Connell poursuivit :
— Elle a chanté vos louanges au monde entier, comme tous ceux que vous avez sauvés de la mort et du déshonneur. Quel mal y a-t-il à cela ? C’est si rare que le courage et la bonté reçoivent l’hommage qu’ils méritent ! Vous êtes un exemple pour la nation britannique tout entière, madame E.
— Hmmm. Ma foi, si vous présentez les choses ainsi…
— Risquer votre vie – et un bien encore plus précieux que la vie – pour la défense de l’innocent ! s’enflamma Kevin. Quelle a dû être la souffrance du professeur… son angoisse… dans la crainte que votre tempérament indomptable et votre courage physique, si admirables qu’ils soient, ne flanchent devant ce scélérat aux abois… Quelles ont été vos impressions, madame E. ?
J’opinais en souriant comme une nigaude quand, soudain, le sens de ses paroles pénétra ma compréhension. Je poussai un cri qui le fit reculer sur sa chaise, les bras levés en une posture de défense.
— Crénom, Kevin, comment osez-vous insinuer… Qui vous a dit ? Il n’y a pas une once de vérité dans… Attendez que je m’explique avec Enid ! Je la…
— Calmez-vous, madame Amelia, implora Kevin. Mrs. Fraser n’a pas trahi votre confiance. Au contraire, elle a catégoriquement nié toute l’histoire quand son mari (il n’est pas le plus intelligent des hommes, celui-là) a eu la langue trop longue. Elle m’a menacé des pires représailles si j’imprimais un seul mot.
— Ses menaces pâliront, je vous en réponds, à côté de celles d’Emerson, l’informai-je. Si la plus infime allusion…
Je ne terminai pas ma phrase ; point n’en était besoin. La figure de Kevin avait notablement pâli. Avec une sincérité que je ne pouvais mettre en doute, il s’exclama :
— Vous croyez peut-être que je n’en ai pas conscience ? La haute considération que je vous porte, madame Emerson, m’interdirait de ternir votre réputation. D’ailleurs, mon rédac’chef m’a dit que nous risquerions un procès.
Cette dernière remarque était plus convaincante que le souci qu’il affichait de ma réputation. Avec la terreur que lui inspirait Emerson (terreur qui, en l’occurrence, était fondée), j’estimai pouvoir compter sur son silence.
Je terminai mon whisky et cherchai, en vain, quelque chose qui ressemblât à une serviette.
— Très bien. Je ne puis musarder, monsieur O’Connell. La nuit est tombée et Emerson va s’inquiéter de mon sort. Je vous laisse payer l’addition, puisque vous m’avez invitée.
Il insista pour m’escorter jusqu’à la maison. Quoique je n’éprouvasse nulle inquiétude (après certaines régions que j’avais traversées dans l’obscurité, Londres ne celait pour moi aucune crainte), j’accédai à sa requête. Comme nous approchions de la porte du pub, la jeune serveuse se glissa près de moi et me tendit mon châle. Je le lui remis autour du cou, en arrangeant les extrémités dans son corsage, et lui intimai de le garder, comme je l’avais fait avec d’autres.
Je me félicitai de la compagnie de Kevin, car le fait qu’il me tînt galamment par le bras m’empêchait de glisser. La présence sous nos pieds d’un mélange de boue, d’eau et de diverses substances visqueuses rendait la marche hasardeuse. Le brouillard s’était épaissi, réduisant les becs de gaz à des globes fantomatiques, d’un jaune sale, et déformant monstrueusement les silhouettes des piétons. La scène n’était point dépourvue d’un certain charme sinistre, et je fis observer que cette bonne vieille ville de Londres n’avait rien à envier aux bas quartiers du Caire pour ce qui était de la fascination lugubre et malodorante. Pour toute réponse, Kevin resserra son étreinte sur mon bras et accéléra le pas.
À l’endroit où York Street débouchait sur le square, il fit halte et annonça son intention de me quitter.
— Vous ne risquez plus rien, à présent, madame E.
— Je n’ai jamais risqué quoi que ce fût, monsieur O. Merci de m’avoir invitée dans cette taverne ; ce fut une expérience des plus instructives. Mais n’oubliez pas ce que je vous ai dit.
— Non, m’dame.
— Vous ne citerez plus jamais mon nom.
— Certainement pas, madame E. – Il s’empressa d’ajouter : – À moins qu’il ne se produise un événement important, que les autres journaux en aient vent et l’impriment. Vous ne me demanderiez quand même pas d’être le seul journaliste de Londres à taire ce genre d’information, pas vrai ?
— Sapristi, O’Connell, vous me faites penser à Ramsès ! m’emportai-je. Il ne se produira aucun événement de la sorte. Je n’ai nullement l’intention de me retrouver mêlée à cette absurde affaire du British Museum.
— Ça, par exemple !
Sa bouche assez grande s’ouvrit, non pour sourire mais pour former un rictus de rage. Il gronda :
— Nom d’un chien, j’aurais dû me douter… Quelle impudence ! Ah ! le monstre de perfidie…
— Qui ? Où ?
— Là-bas. Vous voyez ce grand parapluie jaune ?
— Le temps étant inclément, répondis-je, il n’est point étonnant de voir un certain nombre d’ombrelles. Toutefois, avec ce brouillard épouvantable, il est impossible de distinguer les couleurs avec tant soit peu de…
— Là… juste devant Chalfont House. – Kevin émit un grondement rauque. – Regardez cette créature tapie à l’affût, qui rôde comme un vampire… Parole, ce n’est pas la vergogne qui l’étouffe !
Le parapluie dont il parlait n’était pas trop malaisé à repérer, en définitive, car, contrairement à ceux des autres piétons, il demeurait immobile devant la haute grille en fer cernant le parc de Chalfont House. Bien qu’il y eût un réverbère non loin, je ne voyais guère autre chose que le parapluie. De fait, c’était un très grand parapluie.
— Qui est-ce ? demandai-je, plissant les yeux pour y mieux voir.
— Minton, ce serpent venimeux, pardi ! Vous feriez mieux de passer par-derrière, madame E.
— Absurde ! Je refuse de pénétrer furtivement dans la maison comme si je n’avais aucun droit d’y être. Sauvez-vous, monsieur O’Connell (et veillez, sitôt rentré, à changer de bottines et de chaussettes). Un face à face entre vous et Minton ne pourrait occasionner qu’acrimonie et perte de temps.
— Mais, madame E…
— Je suis parfaitement capable d’en imposer aux journalistes effrontés. Vous êtes bien placé pour le savoir.
— Mais…
Les lourdes portes de Chalfont House s’ouvrirent avec fracas et la lumière du hall se répandit sur les marches du perron. De la silhouette qui se profilait dans l’embrasure émana une voix étrangement déformée par l’humidité et le brouillard :
— Peabody ! Où êtes-vouououoououous, Peabody ? Malédiction !
Je vis le majordome tirer Emerson par les basques, essayer de le calmer – en pure perte. Sans chapeau, sans manteau, sans écharpe ni parapluie, Emerson dévala l’escalier et courut au portail. Dans sa fébrilité, il ne parvint pas à soulever le loquet. Il resta planté là, à beugler et à marteler les barreaux de ses poings.
— Peeeeea-body ! Bon sang de bois, où êtes-vououououous ?
— Je dois y aller, dis-je dans un souffle.
Je parlais dans le vide : Kevin O’Connell n’était plus qu’une ombre s’estompant rapidement.
J’appelai mon conjoint agité, mais ses vociférations couvraient ma voix. Le temps que je le rejoigne, le parapluie jaune avait bondi. Emerson se retrouva face à lui ; seule la grille les séparait. Il s’était tu. J’entendis alors une autre voix, haut perchée, au débit rapide, qui disait :
— Et quelle est votre opinion, professeur…
— Emerson, que dia… que faites-vous nu-tête dans ce brouillard ? le réprimandai-je.
Il me lança un coup d’œil presque distrait.
— Ah ! vous voilà, Peabody. Quelle chose extraordinaire… Regardez plutôt.
Sur ces mots, il saisit le parapluie à travers la grille et le fit tourner à la manière d’une toupie. Celui qui s’abritait dessous devait être attaché à l’instrument d’une façon quelconque, car il pivota avec lui, et la lumière du réverbère éclaira son visage. Tenez-vous bien, cher lecteur : le journaliste… était une femme !
— Bonté divine ! m’exclamai-je. J’étais persuadée que vous étiez un homme.
— Je suis aussi capable que n’importe quel homme ! fut la réponse farouche.
Elle brandit un calepin devant mon visage. Elle avait fixé son parapluie à sa ceinture afin d’avoir les mains libres pour écrire, et je ne pus me défendre d’admirer l’ingéniosité du procédé – tout en déplorant, par ailleurs, le comportement effronté de la dame.
— Dites-moi, madame Emerson, enchaîna-t-elle sans même reprendre son souffle, collaborez-vous avec Scotland Yard sur le meurtre ?
— Quel meurtre ? Rien ne laisse…
— Amelia !
Emerson s’était remis du choc qu’il avait ressenti en découvrant que le reporter zélé appartenait au beau sexe – car telle était mon interprétation du mot « extraordinaire » qu’il avait utilisé. Il m’empoigna par le bras et tenta de m’attirer de l’autre côté de la grille ; il n’y parvint évidemment pas, le portail étant toujours clos.
— Ne parlez pas à ce… à cette personne, insista-t-il. Ne dites pas un mot. Même un « oui » ou un « non » sera déformé par ces vautours – pardonnez-moi, jeune demoiselle – et, comme vous le savez, vous avez une fâcheuse tendance à jacasser…
— Je vous demande pardon, Emerson ! Mais nous reparlerons de cela plus tard. Je n’ai nullement l’intention de me prêter à une interview, et je suis particulièrement contrariée d’être ainsi accostée devant ma porte. Permettez-moi néanmoins de faire observer que je ne puis entrer tant que vous n’aurez pas ouvert le portail.
Tout en parlant, je me faufilai entre Emerson et miss Minton, laquelle fut contrainte de battre en retraite pour ne pas être griffée par mon ombrelle ouverte. Cependant, une fois hors d’atteinte, elle persista et répéta sa question. Elle était plus jeune que je ne l’aurais cru. On ne pouvait la qualifier de jolie : elle avait des traits trop marqués, un menton au contour positivement masculin, des sourcils fournis et rébarbatifs. Les épingles et les peignes censés contenir son épaisse chevelure noire avaient perdu la lutte ; des boucles de jais humides pendouillaient sur ses oreilles.
Jurant (mais tout bas, je dois lui rendre cette justice), Emerson se débattit avec le loquet. Miss Minton se tenait sur la pointe des pieds, prête à s’élancer en avant, et je crois véritablement qu’elle nous aurait suivis jusqu’à la porte de la maison si un intermède n’était venu distraire son attention.
Je fus la première à voir l’apparition insolite, incroyable, et je poussai une exclamation de stupeur. Miss Minton se retourna, Emerson leva les yeux, et nous demeurâmes tous trois pétrifiés. Car la forme qui s’avançait à pas mesurés, sur le trottoir opposé, était celle d’un prêtre de l’Égypte ancienne, vêtu d’une longue robe blanche et d’une cape en peau de léopard. Des lambeaux de brume, longs et blêmes, adhéraient à ses vêtements comme des bandelettes de momie, et la lueur du bec de gaz jouait dans les vagues d’ébène de sa perruque bouclée. Il s’enfonça dans le brouillard et disparut.